Placée sous l’autorité du maître armailli, la vie au chalet implique une connaissance intime de la montagne et des troupeaux. Parallèlement à son essaimage dans les Préalpes, le Jura ou la Savoie, cette pratique a en effet donné naissance à différents savoirs et savoir-faire, liés tant à des chants – le fameux Ranz des vaches – qu’à l’entretien des bâtiments d’alpage (boissellerie, tavillon, etc.), sans oublier les pratiques calendaires telles que l’inalpe, la désalpe et la mi-été, où l’on élit la plus belle vache du troupeau. Ces usages se développent d’autant plus que le gruyère s’exporte bien à l’étranger, entrant dans le dictionnaire de l’Académie française en 1762… alors qu’en Gruyère, on continue tout simplement à l’appeler fromage !
Le développement des fromageries de plaine au XIXe siècle, la Première Guerre mondiale et les aléas de la politique agricole soumettront ensuite le métier à de lourdes pressions. Mais la fabrication actuelle de Gruyère d’alpage AOP au feu de bois dans une trentaine de chalets de la région assure, aujourd’hui encore, l’ancrage de ces traditions dans une réalité sociale vivace, dans un paysage longuement travaillé et dans un produit mondialement réputé.
L’univers des traditions alpestres et des activités culturelles qui en découlent repose sur une transhumance saisonnière qui s’opère de façon verticale. Au mois de mai, les troupeaux de vaches sont conduits sur les pâturages d’altitude, où ils resteront jusqu’à l’automne. Et si cette montée à l’alpage, qu’on appelle « poya » dans le canton de Fribourg, s’effectue aujourd’hui le plus souvent en camion, quelques éleveurs épris de tradition tiennent encore à faire une partie du trajet à pied. A cette occasion, les vaches portent de grandes sonnailles aux colliers soigneusement décorés. La date précise de ce défilé bovin est fixée par chaque exploitant d’alpage, en fonction de la qualité de l’herbe et des conditions météorologiques. Au cours de la saison, le troupeau se déplacera ensuite vers des chalets d’altitudes différentes en fonction de la pousse de l’herbe : voilà comment on « remue » les vaches en terres fribourgeoises.
Au début d’octobre, le troupeau redescend enfin lors de la désalpe, ou « rindya ». Les vaches, décorées de fleurs, portent alors à nouveau leurs sonnailles, entourées de quelques hommes vêtus de costumes traditionnels. Même si le trajet s’effectue ici aussi le plus souvent en camion, certains troupeaux défilent à l’occasion de désalpes organisées de manière festive dans les villages, ou en collaboration avec les instances touristiques à Charmey, Semsales, Albeuve, etc. Ces quelques désalpes attirent un large public citadin, tandis que d’autres prennent place dans un cadre familial et de voisinage.
Fabriquer au chalet
Durant l’estivage, le bétail est placé sous la responsabilité d’un exploitant secondé par des employés : le maître armailli et ses armaillis, les « bouèbos ». Depuis le milieu du XXe siècle, cet exploitant est souvent accompagné de son épouse ou de membres de sa famille, engageant parfois également des aides. De jeunes gens participent ainsi à la vie de l’alpage en tant que garçon ou fille de chalet. L’alpage est généralement loué, et le bétail est soit propriété de l’exploitant soit loué à d’autres éleveurs. Le lait, aujourd’hui trait à la machine, est transformé au chalet en Gruyère d’alpage ou en Vacherin fribourgeois d’alpage AOP (Appellation d’Origine Protégée).
Le canton de Fribourg compte environ 1350 bâtiments d’alpage dont plus de mille chalets. Ils datent pour la moitié des XVIIIe et XIXe siècles, certains étant encore plus anciens. La grande majorité de ces chalets se situe au-dessus de 1000 m d’altitude, sur des pâturages défrichés dès le Moyen Age. Tous portent un nom et sont construits entièrement avec des matériaux locaux : bois, chaux, etc. 40 % d'entre eux ont par ailleurs une couverture faite de tavillons (voir le dossier « Tavillonnage »), dont la rénovation ne peut être effectuée que par des artisans spécialisés.
La vie au chalet, ses tâches d’entretien, impliquent une connaissance intime de l’environnement montagnard et du troupeau. L’équipe des armaillis est en effet responsable de l’entretien de l’alpage (épierrage, fumure, lutte contre les broussailles, entretien des bâtiments et des installations, chemins d’accès et clôtures…) ainsi que de la préparation du bois nécessaire à la fabrication du fromage. Les conditions de cette dernière – et les compétences qu’elle exige – diffèrent de ce que l’on rencontre dans les fromageries de plaine : chauffage du lait au feu de bois, fluctuations de la qualité du lait selon les jours, le temps et les pâtures, entretien des cultures lactiques d’exploitation, sortie et pressage du fromage à la toile font partie du quotidien de l’alpage, tout comme l’utilisation d’outils manuels ou d’équipements simples.
Au début du XXIe siècle, ont décompte une trentaine de chalets ayant encore une chaudière en activité. Depuis 1830, la concurrence croissante des laiteries de plaine, actives toute l’année, a en effet marginalisé la production d’alpage (environ 2 % du Gruyère AOP en 2010). Elle s’est toutefois maintenue et sa qualité actuellement très élevée en fait un produit particulièrement recherché, investi d'une forte valeur d'image.
La production de Gruyère d’alpage suit le cahier des charges de l’AOP inscrite en 2001, avec une fabrication au lait cru, un contrôle hygiénique du lait et l’utilisation de cultures lactiques sélectionnées. Les exploitants ont par ailleurs dû prendre un certain nombre de mesures pour s’adapter aux réglementations d’hygiène. Les fromagers d’alpage ont en général appris leur métier sur le tas, dans le cadre de la famille ou de l’exploitation, suivant aussi quelques cours tandis que les fromagers de plaine sont le plus souvent des professionnels ayant suivi une école de fromagerie. Le Gruyère d’alpage AOP subit ensuite les contrôles et taxations de la filière du Gruyère AOP avant d’être pris en charge par les affineurs.
A l’alpage comme en plaine, les fromagers produisent également du Vacherin fribourgeois AOP. Il s’agit d’un fromage à pâte mi-cuite, de plus petite taille et de moins longue conservation, anciennement produit en fin de saison lorsque les quantités de lait ne suffisaient plus à produire toute une meule de gruyère. Si la plus grande partie du vacherin fribourgeois est aujourd’hui produit dans les laiteries de plaine – ce qui lui a valu un grand essor au cours du XXe siècle – certains alpages en produisent encore également. Quelques alpages de la Gruyère produisent en outre du fromage de chèvre, exceptionnellement de brebis. Cette production, traditionnelle dans certaines régions alpines (Tessin, Grisons), connaît aujourd’hui un regain d’intérêt mais reste somme toute dispersée.
En Gruyère, le transport des fromages se fait quotidiennement à destination d’une cave qui peut être située soit à proximité (saloir, grenier à fromages) soit au village, comme c’est le cas des Caves de la Tsintre, à Charmey, où sont centralisés les fromages des alpages environnants. Les objets servant au portage des précieuses meules – l’« oji » ou dans une moindre mesure le cacolet (« Räf » en allemand) – ne sont plus en usage depuis que des chemins carrossables relient les alpages. Ils sont cependant devenus des objets de collection et de décoration emblématiques du monde des armaillis. Cependant, l'Association TransTrad a remis à l'honneur le transport du fromage à dos de mulet pour l'alpage des Morteys.
Les sous-produits issus de cette activité formaient autrefois la base de l’alimentation au chalet. Bergers et armaillis consommaient en effet le lait, le petit-lait, le sérac et la crème produite sur place lors de leurs repas quotidiens, que ce soit sous forme de soupe, de soupe au lait ou de soupe avec des morceaux de sérac. Cette alimentation peu variée est attestée jusqu’au début du XXe siècle. Aujourd’hui, c’est la soupe de chalet avec macaronis, lait, lardons et fromage qui constitue le repas typique de l’alpage. Le beurre, si important jadis dans l’alimentation urbaine, a quant à lui perdu du terrain face aux graisses végétales importées à partir du milieu du XIXe siècle. La fabrication de fromages nécessite toutefois un écrémage partiel, ce qui impose de trouver un débouché pour la matière grasse… Inutile de préciser qu’en Gruyère, la crème double est tout particulièrement valorisée dans ce cadre !
Histoire d’un produit modèle
On trouve déjà mention, dans des documents gruériens remontant aux années 1300, d’une production de « caseum » (fromage) et de séré, ainsi que de l’utilisation de chaudières. Il existe d’ailleurs encore en Suisse un produit proche de ce séré ancien : le « Schabziger » de Glaris. Au XVe siècle, l’estivage des moutons tend à diminuer et le nombre de vaches augmente. Les quantités de lait disponibles s’accroissent, permettant dès lors la fabrication de fromages de plus grande taille. Les comptes de l’Abbaye d’Hauterive, en 1411, ou ceux de l’Hôpital des Bourgeois de Fribourg, en 1445, attestent en outre l’utilisation de la présure – substance tirée de l’estomac du veau – qui permet le caillage du lait.
La production en alpage d’un fromage à pâte dure est quant à elle mentionnée en Gruyère depuis le début du XVe siècle, et se situe historiquement à la base de l’exportation des fromages suisses. Dans leur « Histoire du gruyère en Gruyère : du XVIe au XXe siècle » (Fribourg, 1972), Roland Ruffieux et Walter Bodmer montrent que le gruyère a acquis une renommée certaine à la fin du XVIe siècle déjà. Il se négocie principalement à Lyon (France) et devient très recherché pendant la guerre de Trente Ans, à partir de 1620. En conséquence, la Gruyère se spécialise dans la production fromagère et l’élevage de bovins, qui trouvent tous deux des débouchés à l’étranger. Afin de le distinguer, on applique le nom de « gruyère » à ce fromage, et il entre sous cette acception dans le dictionnaire de l’Académie française en 1762. Dans sa région d’origine cependant, on continuera encore longtemps à l’appeler fromage, tout simplement ! Sa production est alors estimée entre 2500 et 3000 tonnes par an.
Depuis cette époque, on assiste également à un exode des producteurs et de leurs savoir-faire à destination des cantons de Vaud et de Neuchâtel, ainsi que vers la Savoie et le Jura, et ce essentiellement pour des raisons économiques. L’utilisation de la présure essaime de la Gruyère vers les régions de Suisse centrale, et au XVIe siècle déjà les régions de Schwyz, Unterwald et de la vallée d’Urseren y ont recours. Leur production s’exporte alors essentiellement vers la Lombardie, avec le Sbrinz – un fromage à pâte dure, aujourd’hui principalement produit en plaine – pour emblème. D’autres fromages sont encore produits en alpage aujourd’hui, comme les « Mutschli » et les tommes de vache ainsi que des spécialités bien localisées, à l’image du « Bloderkäse » (Saint-Gall) et du « Schlipferkääs » (Appenzell Rhodes-Intérieures). La production de « Berneralpkäse » dépasse pour sa part les frontières du canton de Berne, se propageant notamment dans les alpages du Pays d’Enhaut et des Ormonts (Vaud).
Environ un tiers des alpages suisses est ainsi actuellement exploité avec une production de fromage. Cette proportion s’explique par l’ouverture, au XIXe siècle, des premières fromageries de plaine qui permettent de passer d’une production saisonnière à une production annuelle, augmentant considérablement les rendements et repoussant la culture de céréales vers d’autres terres. Dès 1870, le développement des condenseries et des chocolateries commence lui aussi à drainer le lait. L’Etat de Fribourg ne veille en outre pas au commerce d’exportation, ce qui porte préjudice à la production de gruyère d’alpage alors que les laiteries du Plateau suisse peuvent produire de grosses meules d’emmental de manière plus concentrée et rationnelle.
De nombreux fromagers de montagne, concurrencés de la sorte, décident dès lors d’émigrer, tandis que la Première Guerre mondiale plonge bientôt la production fromagère suisse dans une grave crise. C’est alors que se crée, sous la houlette du Département fédéral de l’agriculture, la Coopérative des exportateurs suisses de fromage, qui deviendra l’Union suisse du commerce de fromage SA (USF, en allemand Käse-Union). Les années 1945-1960, plus fastes, sont caractérisées par une forte augmentation de la production de gruyère, qui passe de quelque 9’000 tonnes à plus de 22’000 tonnes par an. Le contingentement laitier est instauré en 1977 par le Conseil fédéral pour mettre un frein à cet emballement productif. La production en alpage est alors proche de la disparition, mais un tout petit nombre d’exploitants la maintiennent. Pour Fribourg, ils ne sont que sept à la fin des années 1970, leur nombre remontant à 30 en 2010. Entre temps, l’Interprofession du Gruyère est créée, en 1997, et sa demande d’inscription au registre fédéral des AOC (devenu AOP en 2013) aboutit en juillet 2001.
Dans la plupart des foyers de Suisse, le gruyère est depuis longtemps – et reste – un produit de consommation très familier. Il entre dans la préparation de nombreuses spécialités culinaires comme la fondue (voir le dossier « La fondue comme repas »). Gruyère est ainsi une appellation désormais connue dans le monde entier grâce au succès du fromage qui porte son nom, faisant bénéficier toute la région, mais aussi le tourisme et l’industrie agro-alimentaire suisse, de sa notoriété séculaire.
Les sous-produits culturels du fromage
L’essor du marché qui prend forme dès le XVIIe siècle et jusqu’aux crises du XIXe siècle a favorisé le développement de plusieurs savoir-faire artisanaux placés au service des éleveurs : boissellerie, tavillon, charpenterie, fonderie de cloches (les sonnailles) et travail du cuir (les magnifiques colliers brodés du XVIIIe siècle, qui étaient réalisés auparavant en bois et fer). Ce à quoi s’ajoute la sculpture de cuillères à crème et la production de miniatures d’animaux et de chalets.
Les pratiques calendaires en lien avec l’alpage sont également nombreuses et diversifiées. La poya – ou l’inalpe, c’est-à-dire la montée à l’alpage – les inaugure, bientôt suivi de différentes fêtes appelées Mi-Eté ou, en Suisse alémanique, « Suufsunntig », « Älplerfeste », « Bergdorfet » et « Meisterkuh ». En fin de saison, la désalpe se fait elle aussi solennellement, et la restitution des troupeaux à leurs propriétaires est presque partout marquée par des festivités, y compris dans les régions où les pâturages d’altitude sont utilisés sans production de fromage telles que le Jura neuchâtelois ou soleurois. Elle tient lieu de prélude à la Bénichon, qui marque la fin de l’année alpestre et le retour au village (voir le dossier « La Bénichon »).
Il existe bien entendu des bénédictions et prières spécifiques à cet univers – traditions religieuses variant selon les régions et les confessions, dont la plus emblématique consiste à faire un signe de croix sur le fromage ou la chaudière. Très discrètes, les traditions orales de l’alpage sont plus malaisées à saisir. Les discussions entre bergers, leurs histoires partagées et autres coutumes rappelées de mémoire (lorsqu’il est question de savoir quel jour monter ou « remuer » les troupeaux) ; leurs observations de la nature et du bétail, des conditions météorologiques ; les termes techniques appris en patois constituent cependant une dimension centrale de cette pratique.
Les représentations du monde des armaillis rencontrent quant à elles un intérêt particulièrement fort au XIXe puis au XXe siècle, au cours duquel ces bergers acquièrent une valeur emblématique. Il faut d’abord citer les peintures de poyas (voir le dossier « Les poyas »), accrochées aux façades et des fermes, puis conservées dès les années 1960 dans diverses collections publiques et privées. Viennent ensuite d’innombrables descriptions littéraires, souvent illustrées : les voyageurs du XVIIIe siècle finissant décrivent ainsi le tableau rêvé d’un monde pastoral rousseauiste, tandis que les premiers guides touristiques insistent sur la beauté des paysages, la simplicité des bergers et les vertus hygiéniques de l’air en altitude. S’y ajoute surtout le fait que les armaillis défilent à chaque occasion, mis en scène dans de nombreuses expositions en Suisse comme à l’étranger : d’abord Paris en 1856 (Exposition agricole), puis Genève en 1896 (la fromagerie gruérienne au Village Suisse), et encore à Vevey en 1999 (village des Fribourgeois pendant la Fête des Vignerons), et Paris encore dans les années 2000-2011 (Salon international de l’agriculture). Voilà comment se cristallise et se diffuse l’image canonique de l’armailli.
Celui-ci s’identifie surtout par son vêtement à la veste caractéristique, appelé « complet d’armailli » et devenu le costume folklorique masculin typique du canton de Fribourg. Aujourd’hui porté surtout en représentation, il est issu de la tenue de travail des bergers : veste à courtes manches bouffantes (le « bredzon »), manches de la chemise retroussées, tissu de triège bleu, canne en bois ou sacoche à sel en cuir (le « loyi ») portée en bandoulière. Adopté dès la fin du XIXe siècle par des fanfares, puis par des chœurs, ce costume est aussi devenu leur uniforme tout en restant jusqu'à la fin du XXe siècle un habit festif et représentatif porté également de façon individuelle et spontanée par des Fribourgeois de tout milieu.
La musique compte aussi parmi les traditions liées à l’alpage. Le chant du ranz des vaches (voir ce dossier) est devenu quasiment un hymne national, et tout un répertoire choral décrit la vie à l’alpage. Le célébrissime « Vieux Chalet » de Joseph Bovet, traduit en de nombreuses langues, en est la pièce la plus connue. Précision : le cor des Alpes, redécouvert par les fêtes d’Unspunnen au début du XIXe siècle n’est pas habituel dans les chalets gruériens. Il fait cependant partie du cortège des armaillis à la Fête des Vignerons, et plusieurs joueurs et ensembles se produisent également lors de manifestations. Souvent, ces instrumentistes ne sont pas issus du milieu paysan.
Bref, l’alpage est mis en valeur dans force spectacles vivants aussi bien que dans des films appréciés de la population locale, et tout particulièrement dans la promotion touristique. Costume d’armailli, fromage, chants et ranz des vaches font dans ce sens partie intégrante des éléments de la représentation du canton de Fribourg, lors de festivités officielles locales, cantonales ou internationales.
Le chalet sans fromage
Un bon nombre de chalets qui ne produisent pas de fromage durant la saison estivale abritent néanmoins du jeune bétail, encadré par des garde-génisses. Leur travail est moins prestigieux et moins valorisé que celui des armaillis en charge de vaches laitières, mais il contribue également à l’entretien du cheptel et des alpages. La saison comme garde-génisse ou comme tenanciers de buvettes d’alpages a permis à des travailleurs venus d’autres pays ou à des personnes issues de milieux urbains divers (les « pêla », ou chevelus, des années 1970) de s’inscrire dans l’activité des chalets d’alpage. Cette diversification des pratiques sur l’alpage s’observe en Gruyère et dans les autres régions de Suisse et de l’arc alpin.
Outre la fabrication de gruyère, différents types d’exploitation sont pratiqués :
- production de lait qui est descendu à une laiterie de village, ou livré à l’industrie ;
- jeunes bovins, génisses, bétail qui prend de la valeur en se fortifiant ;
- estivage de vaches allaitantes ou de bovins à viande, pour l’exploitation extensive et races minoritaires revalorisées (« Braunvieh » des Grisons, Hérens), élevages d’alpagas, lamas, ânes ;
- chèvres, avec production de fromage, ou brebis, aujourd’hui rarement avec production laitière ;
- exploitation avec buvette ou restaurant.
Les auberges et buvettes d’alpages apportent un complément à de nombreuses exploitations alpestres, notamment à celles qui ne gardent que du jeune bétail. Dans certaines régions ces garde-génisses ont aussi une ou deux vaches laitières leur permettant d’offrir les produits de l’alpage à leurs hôtes. Le Gros Plané près de Moléson, ou les buvettes des alpages de Grindelwald, attestent d’une tradition remontant au XVIIIe siècle, époque où les voyageurs ont commencé à rechercher la possibilité de goûter le lait et la crème.
Depuis quelques décennies, d’autres offres se développent également : sentiers didactiques, visites et randonnées accompagnées, fromageries de démonstration, courts séjours, etc.
Problèmes actuels, perspectives d’avenir
L’inscription du Gruyère au registre des AOC en 2001 a favorisé le maintien et le développement de cette production fromagère, qui reste en 2020 la plus importante de Suisse. Dans tout le pays, la production en alpage est minoritaire (à peine 2 %), mais difficile à englober d’un seul regard. Les conditions d’exploitation sont en effet très diverses, chaque région ayant son propre système, avec des alpages privés, des coopératives ou consortages, des corporations (par exemple Uri), des exploitations concentrées ou de petites exploitations dispersées. Face aux conditions difficiles de la montagne, chaque armailli trouve des solutions propres en fonction de sa situation, de son bétail et de sa situation familiale.
Partout, cependant, les difficultés d’accès et de recrutement du personnel mettent les exploitations d’alpage en difficulté. La dureté des conditions de travail dans les chalets, la difficulté à concilier normes d’hygiène, rationalisation du travail et règles de conservation du patrimoine bâti, la faible rentabilité et les fluctuations des prix du lait, ou de la viande, sont autant de menaces qui pèsent sur ce savoir-faire.
Son avenir dépend ainsi fortement de la politique agricole et du soutien à cette forme particulière d’exploitation, qui s’est constituée au fil des siècles et contribue à maintenir un paysage de montagne dessiné dès la fin du Moyen-âge. L’arrêté du 10 avril 1990 relatif à la conservation du patrimoine architectural alpestre du Conseil d’Etat du Canton de Fribourg exige dans ce sens la rénovation des chalets avec des matériaux traditionnels.
L’abandon de certains pâturages peu rentables devrait permettre de maintenir l’exploitation à pleine charge des meilleurs alpages et ainsi de maintenir leur qualité. Les mesures prises pour aider ces exploitants devraient en outre s’inscrire dans une perspective de développement durable, en particulier quant aux exigences en matière sanitaire (eau potable pour la fabrication, équipement de la fromagerie), aux accès (télécabines, routes carrossables, recours possible à l’hélicoptère en cas de besoin), à la disponibilité des personnes (horaires scolaires, travail complémentaire), à l’adaptation des calendriers, la réorganisation des alpages selon les altitudes et le regroupement d’exploitations.
Enfin, des mesures visant le marché sont sans doute nécessaires. Le Vacherin fribourgeois AOP au lait cru fait par exemple l’objet d’un groupe de soutien « Sentinelle » par l'organisation internationale Slow food, qui contribue à la visibilité des produits rares.
Texte : Jean Steinauer, Isabelle Raboud-Schüle, Samuel Sandoz, Ernst Roth
Pour aller plus loin
- ANDEREGG, Jean-Pierre : Les chalets d'alpage du canton de Fribourg. Fribourg, 1996.
- CHARIÈRE, Michel: 100 ans au service de l'alpe (1897–1997). Ed. Société fribourgeoise d’économie alpestre. Fribourg, 1997.
- FASOLIN HÄFLIGER, Sarah: Die Käsemacher. Ausländische Alpsennen im Berner Oberland. Ethnographischer Film mit Begleittext. 2010.
- Interprofession du Gruyère : Cahier des charges AOC Gruyère, 2001.
- Musée gruérien (Ed.) : La Civilisation du gruyère (Cahiers du Musée gruérien no. 2), Bulle, 1999.
- PHILIPONA, Anne: Le bien commun des paysans. Enfance et développement des sociétés de fromagerie dans le canton de Fribourg, 1850-1914. Thèse Université de Neuchâtel, 2020.
- ROTH, Alfred: Der Sbrinz und die verwandten Bergkäse. Burgdorf, 1993.
- RUFFIEUX, Roland, BODMER, Walter: Histoire du gruyère en Gruyère du XVIe au XXe siècle. Fribourg, 1972.
- VEUVE, Jacqueline: Chronique paysanne en Gruyère (film). Aquarius Film Production. Les Monts-de-Corsier, 1990.